Autoconfiné·e·s

A Dunkerque, chaque soir, un ballet de véhicules anime les môles du port.
Des dizaines de voitures viennent s’octroyer une part d’horizon, échapper à la famille, se soustraire aux regards, aux contrôles de police. L’habitacle devient une bulle d’intimité, de liberté. Le port est aussi propice au transport amoureux.

Sur le môle 1, la ville a peu à peu repris ses droits. La Halle aux sucres, ancien entrepôt portuaire, est devenue il y a peu un centre de ressource  ultramoderne sur la ville durable (prononcez « learning center »). Pour y accéder, il faut longer la patinoire flambant neuve des Corsaires, le club local de hockey.

Mais de nombreux espaces n’ont pas encore été réhabilités. Derrière l’ancien Chai à vin, resté dans son jus, des bouts de quais laissent encore pousser des mauvaises herbes entre de vieux pavés, des plaques d’asphaltes fatiguées, où surgissent des rails à moitié enterrés, désorientés.

Les 180 hectares du programme Neptune, qui visait, au début des années 1990, à rapprocher la ville du port, n’ont pas tous été transformés. Une ancienne station service désaffectée sert de décor pour les adolescents en quête d’affirmation et de reconnaissance sur Instagram. D’autres jeunes, lorsque les journées sont encore chaudes, font des concours de plongeon dans le bassin qui jouxte Fructose, résidence d’artistes installée dans un des hangars ayant échappé à la destruction.

Le masterplan dessiné par Richard Rogers, en 1991, n’a pas été inutile. La ville s’est effectivement rapprochée des quais. Les toits chromés et argentés des Gâbles ont métamorphosé la ZAC du Grand Large, à l’emplacement des anciens chantiers navals, et font désormais le trait d’union entre le centre de Dunkerque et la digue animée de Malo. L’AP2, rescapé de l’opération, a été transfiguré par l’agence Lacaton-Vassal. C’est désormais le Frac, centre régional d’art contemporain. Du côté du quartier de Citadelle, le complexe universitaire a aussi vu le jour, avec un bâtiment rappelant la forme d’un navire accosté dans le bassin du commerce.

La reconquête du port par les urbanistes a cependant marqué le pas.

Priorité a été donnée, ces dernières années, à la rénovation du centre-ville qui semblait faire triste mine à côté du clinquant écoquartier du Grand Large. En plus de la rénovation du patrimoine de la reconstruction, le projet Phoenix, en cours de finalisation, va bientôt connecter les rues piétonnes aux bassins du commerce. L‘extension de la ville vers l’Ouest, voulue par Richard Rogers, en revanche, s’est heurtée au plan de prévention des risques industriels, et à la proximité des usines.

Quant à la passerelle entre la Citadelle et le Mole 1, imaginée par l’architecte britannique, elle est restée à l’état de projet. Qu’importe. Les Dunkerquois.es n’ont pas besoin de ces aménagements urbains pour investir le môle 1.

A la nuit tombée, un essaim d’automobiles vient coloniser ce qu’il reste de friches portuaires. Des dizaines de véhicules viennent profiter de la magie d’un paysage industriel en drive-in. Profiter de ces espaces en libre service.

En totale liberté.

Des copains font salon dans l’intimité d’une BMW. Certains viennent juste piquer un somme. Des couples batifolent dans ce bout de ville à l’écart, à l’abri des regards et à l’ombre des hangars.

S., la vingtaine, vient passer un moment privilégié avec sa petite amie. Il vient aussi le vendredi sur cette terre cernée par les eaux, qui sert aussi de point de RDV au fans de tuning et de mécanique auto.

Il me parle de ses boulots précaires, de la difficulté de trouver une mission en intérim en période de crise sanitaire, de ses conneries passées qui sont « du passé ». « Je suis un bosseur », répète le jeune homme, avant de raconter une mésaventure dans le hangar à banane de Loon-Plage, l’un des rares lieux, dans la zone industrialo-portuaire, où la main d’œuvre peu qualifiée peut encore trouver du travail. 

Le port est aussi propice au transport amoureux. Les affaires privées se déploient dans les interstices du troisième port français.

Ce no man’s land, situé entre la ligne de front industrielle et la ligne de front urbaine, forme, à côté des tiers lieux officiels, un lieu du troisième type, un espace public pas vraiment public.

Des bulles d’intimité pas vraiment privées.

Des jeunes couples ou des bandes de copains y trouvent un échappatoire au foyer familial, en partageant un McDo, quelques confessions ou un petit bédo. Les corps sont aussi moins contrôlés que sur la digue de Malo-les-Bains,  par la relative absence des policiers (en tout cas en apparence) mais aussi de la faible présence humaine, par la probabilité restreinte d’y croiser ses semblables. Des jeunes femmes trouvent aussi, dans ces habitacles isolés, un espace de tranquillité, voire un « safe space », loin des importuns en tout genre.

Les darses 1 et 2 ne sont pas les seules à attirer les Dunkerquois.es. L’héliport, situé dans l’avant-port, est une parfaite piste de décollage pour la rêverie. Son parterre d’asphalte offre un panorama imprenable sur le feu de Saint-Pol, inaccessible depuis le centre de Dunkerque. Et ce en raison de la fermeture, en 2014 du pont sur l’écluse Charles-de-Gaulle, en raison d’apparition de fissures. La route pour y accéder est ainsi devenue une gigantesque impasse de 3,3 km, offrant aux passagers clandestins de cette zone industrialo-portuaire ou aux pêcheurs la garantie de ne pas être dérangés. Des camionnettes illuminées trahissent aussi qu’il s’agit aussi, la nuit, d’un refuge pour personnes mal-logées.

Photographies ©PierreDuquesne, réalisées en novembre et décembre 2020.